Os Mutantes
Un film de Teresa Villaverde
Portugal / France - Durée: 1h54 - 35 mm - couleur - dolby SR - 1998
Sortie en salles : 28 avril 1999
Andreia, Pedro, Ricardo refusent les choses telles qu’elles sont, ne se sentent bien nulle part. Ils ne baissent jamais les bras, sont toujours en quête. Ils ont en eux une force visible qui se répand partout, quelque chose qui est sur le point d’exploser.
Ils débordent d’énergie, du désir de changer les choses, de vivre autrement. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent mais il y a sans cesse quelque chose qui les dérange. Ils vivent avec la nécessité constante du vertige, de la dislocation, du mouvement. Ils n’acceptent pas la place qu’on leur a imposée avant même qu’ils aient eu la possibilité de choisir quoi que ce soit. Ils n’acceptent pas cette place et c’est pour ça qu’ils ne l’occupent pas. Mais rien n’a été prévu pour eux.
Ce sont des survivants. Ce sont des mutants portugais mais il y a aussi des mutants partout ailleurs. Le monde préférerait sûrement qu’ils n’existent pas mais ils existent.
Tout au long de cette histoire, ils rêvent, pleurent, rient, ont des enfants, meurent et s’enfuient.
Avec Ana Moreira, Alexandre Pinto et Nelson Varea
Entretien avec Teresa Villaverde
Pourquoi “Os mutantes” ?
Je crois qu’il n’est pas possible de savoir où commence un film en nous, mais il y a très longtemps que je voulais faire un film qui traitait d’une façon ou d’une autre des différences de développement qu’engendre le milieu où les gens naissent et vivent leurs premières années. Les malheurs qu’on traîne derrière soi. Ou les chances. Les différences provoquées par l’endroit où ils sont nés et où ils ont vécu les premières années de leur vie. Les hasards heureux ou malchanceux qui viennent d’avant. Ce dont on hérite et qui nous colle à la peau pour toujours. Les choses que nous voulons fuir, mais qui nous talonnent sans cesse comme dans les cauchemars.
J’ai voulu faire un documentaire avec des enfants et des adolescents de toutes les régions du Portugal. Je peux dire que j’ai circulé un peu partout dans le pays. Pour chercher surtout à voir, pour tenter de mieux comprendre. Une période assez dure, mais assez riche aussi.
Assez dure?
Oui, assez dure. Je veux parler de pauvreté, de gens qui aujourd’hui encore n’ont rien. J’ai vu des individus qui se résignent, qui trouvent tout normal et d’autres non. Pendant que je parcourais le pays pour voir toutes ces choses, je me suis rendue dans les collèges de l’Institut de Réinsertion Sociale qui dépend du Ministère de la Justice. Dans ces collèges il y a des jeunes de 9 à 18 ans, des jeunes qui ont été envoyés là par le tribunal des mineurs, soit parce qu’ils ont commis des crimes et qu’ils n’ont pas encore l’âge d’être mis en prison, soit parce qu’ils ont été victimes de crimes et qu’il n’existe pas d’autres lieux pour les parquer. C’est comme ça.
C’est dans ces collèges que j’ai rencontré mes “mutants”. Ce sont ceux qui n’acceptent pas les choses comme elles sont, ils font partie selon moi des gens qui ne se résignent pas, qui ne se sentent bien nulle part et sont toujours à la recherche de quelque chose. Pour moi, ils sont une leçon ambulante sur la vie et sur le monde. Ceux-là sont des mutants portugais, mais il y a des mutants ici en France et partout ailleurs. En eux, il y a une énergie qui déborde de toute part, quelque chose qui est toujours prêt à exploser.
Vous parlez d’un documentaire mais ce film n’en est pas un.
Non, en effet. Je n’ai jamais réussi à réunir les conditions nécessaires pour faire un documentaire tel que je l’envisage. J’ai fait tout ce que je pouvais mais les choses ont beaucoup traîné en longueur et m’ont tellement usée que j’ai fini par baisser les bras et me tourner vers autre chose. J’ai commencé à écrire un film qui n’avait rien à voir avec “Os mutantes”. C’était d’autres personnes, d’autres histoires, presque une autre époque, mais les personnages se retrouvaient dans la rue et passaient leur vie à se heurter aux personnages du film que j’avais laissés derrière moi. Jusqu’à ce que je finisse par jeter à la poubelle la trame que je tissais et que je commence à écrire “Os mutantes”.
Où avez-vous trouvé les comédiens ?
Bon, comme vous pouvez l’imaginer, le premier endroit où j’ai cherché, c’est dans ces fameux collèges où j’ai connu les jeunes qui ont inspiré les personnages. Après des mois et des mois de correspondances et de réunions, la réponse à ma demande d’autorisation pour tourner avec eux a été négative, le Ministère a refusé. Alors je me suis tournée vers des endroits équivalents, mais soumis à un autre type d’organisation et qui ne dépendent pas du Ministère.
Je suis tombée sur des comédiens extraordinaires, ce sont des gens qui sont déjà passés par bien des épreuves, bien plus que la majorité des gens de leur âge. Je dis de leur âge mais je pourrais dire de n’importe quel âge. Je n’ai jamais traversé d’expériences aussi dures et vous non plus probablement.
Voulez-vous nous parler d’eux en tant que personnes?
Sincèrement, non. Ce sont leur histoire personnelle. Si je ne parle pas de la mienne, je ne pense pas devoir parler de la leur, non plus. Mais, c’est un peu grâce à tout ça que mon travail avec eux a été facilité. Ils ont tout de suite tout compris grâce à l’intelligence et à la connaissance qu’ils ont des choses. Tous sont remarquables. Tous vivent dans des instituts, sauf Ana qui vit chez ses parents.
Comment s’est passé le travail avec eux ?
C’était le paradis. Un plaisir, un vrai plaisir. Ma plus grande peur était qu’ils ne parviennent pas à apprendre les dialogues. On a fait des lectures mécaniques mais pas d’essais. Je ne voulais pas faire de répétitions car je ne voulais pas qu’ils me donnent tout avant les prises. J’avais peur de rompre la magie, j’ai voulu garder toute leur adrénaline. Ils se sont tous comportés, dès le premier jour, comme s’ils avaient fait ça toute leur vie. D’une manière générale, je discutais toujours avec eux avant chaque plan mais pas avant chaque scène. C’était important qu’ils réalisent qu’un plan n’est pas moins important qu’un autre. Souvent, je préfère ne parler que trois secondes avant de tourner. Parfois, il suffit d’une phrase, même moins. L’important c était qu’ils se sentent chez eux. Sincèrement, je crois que c’est comme ça que les choses fonctionnent.
Comment passe-t-on du texte au film?
Un texte écrit pour devenir un film n’est rien. Ce n’est que du papier qui vaut ce qu’il vaut. Je dis ça mais j’aime écrire. Je ne pourrais pas vivre sans écrire, ni d’ailleurs réaliser un film écrit par quelqu’un d’autre. Mais, le jour où j’aurais plaisir à relire un scénario que j’ai écrit, une fois le film tourné, c’est que ce film n’aura pas compté pour moi. C’est parce que quelque chose aura fait défaut.
Le film doit transcender le scénario. Pour moi, c’est le regard des comédiens qui permet cette transcendance. Dans ce film, il y a des choses dont je n’aurais même pas pu rêver avant. Quand on a tourné, par exemple, la scène de l’accouchement, j’étais incapable de décrire ce qui allait se passer. J’ai seulement déclaré que je voulais des toilettes aux parois mobiles, c’est tout. J’avais un peu parlé de la scène avec Ana Moreira. On est arrivés sur le plateau, tout allait bien, Ana était en forme, tout devait bien se passer. Quand tout était vraiment prêt, la caméra à sa place… Ana m’a chuchoté “Je ne suis pas capable de faire ça”. Je lui ai simplement répondu “Si, tu l’es, tu vas voir que tu l’es”. Je me suis éloignée d’elle. Elle est restée seule face à la caméra et on a commencé à tourner. Ce qu’elle a fait, je n’aurais jamais pu le lui demander. Quand je parle de transcendance. c’est de ça que je veux parler. Si tu lis la scène dans le scénario, même en admettant qu’elle soit bien écrite, ce n’est que du papier. La comédienne a transcendé le papier. On peut jeter ce papier à la poubelle. Il n’a plus aucun intérêt. Quand on a la chance de travailler avec les bons comédiens, la matière du film émerge et les choses commencent à se dessiner, les rythmes, les émotions. Dans ce film, j’ai plus inventé pendant le tournage que dans tous les films que j’ai fait avant. C’est, peut-être, parce que maintenant je maîtrise mieux les choses que je veux faire. Je veux faire un cinéma toujours plus libre. J’espère qu’on me laissera faire (rires).
On voit à plusieurs reprises des personnages avec la tête à l’envers et parfois même les jambes en l’air. Voulez-vous en parler?
Oui. Je crois que ça a un rapport avec tout ce que je viens de dire. Ça concerne l’énergie, la volonté de changer les choses. De voir les choses différemment. De vivre d’une autre manière. Je crois que les personnages de ce film ne savent pas vraiment comment ils veulent vivre, mais il y a toujours quelque chose qui ne va pas, qui les dérange. Ils vivent avec un besoin constant de vertige, de voir les choses bouger. Un besoin constant d’arrachement, c’est-à-dire de mouvement. Ce sont des gens qui ne supportent pas de rester en place longtemps. Les choses doivent bouger de gré ou de force.
Mais pourquoi “Os mutantes” ?
Parce qu’ils n’acceptent pas la place qui leur a été destinée avant d’avoir pu choisir quoi que ce soit. Ils ne l’acceptent pas et pour cette raison ils ne l’occupent pas. Mais il n’y a pas de nouvelle place pour eux. Le problème est là.
Dans un certain sens, ce sont des survivants. Le monde préférerait peut-être qu’ils n’existent pas.
Mais ils existent et font partie de l’avenir. Et le monde est foutu si on ne comprend pas ça.