Upstream Color
Un film de Shane Carruth
Etats-Unis - 2012 - 1h36 / couleurs - image : 2.35 - son : 5.1
Sortie en salles : 23 août 2017
Durée du lm : 96 minutes Image : image : 2.35
Son : 5.1
Version originale anglaise
avec ou sans sous-titres français
Dans le terreau d’une certaine plante se trouve une larve aux étranges vertus psychotropes. Introduite dans l’organisme humain, elle permet de manipuler l’hôte inconscient de ce qui lui arrive. Victime de cette expérience, Kris se retrouve dépossédée de son travail, de son argent, et finalement de sa vie. Quelques années plus tard, elle rencontre Jeff qui semble avoir vécu la même intoxication. Ensemble, ils suivent la piste d’un fermier qui semble étroitement connecté à ce qu’il leur est arrivé.
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Interview de Shane Carruth
Quelle est l’origine de cette histoire ? Pourquoi était-ce quelque chose que vous vouliez exprimer ?
Je m’intéressais aux histoires personnelles des gens, à leur identité, à la manière dont elles se construisent. Et aussi à ce qui advient une fois qu’elles sont installées. Je suis vraiment curieux de savoir si c’est l’environnement ou le comportement qui dicte la façon dont on se voit soi-même, ou si c’est l’inverse. Je rencontre souvent des gens qui ont le sentiment de savoir ce que la société leur doit et ce qu’ils doivent à la société, et qui pensent que tout cela sera naturellement équitable (les systèmes politiques, les croyances…). C’est comme si, une fois bien établies, ce sont ces convictions qui régissent tout et il n’existe plus aucune pensée critique ou de remise en question. J’ai donc eu envie de dépouiller mes personnages de tout cela et de les faire tout reconstruire à partir de très peu d’information. Voilà comment je suis entré dans le récit. Et plus je jouais avec lui, plus il me semblait que de voir sa propre identité manipulée et de ne plus savoir où on en est était une expérience émotionnelle. Une fois le mouvement lancé, j’ai trouvé l’idée intéressante et j’ai voulu l’aborder par tous les bouts, la creuser aussi loin que possible, surtout de façon non verbale parce c’était cet aspect que je souhaitais explorer.
Une des choses que j’ai beaucoup aimées dans ce film, c’est la construction de l’intrigue et la manière dont elle se transforme en permanence. Ça commence de manière très conventionnelle, avec des dialogues qui font avancer l’histoire et, au fur et à mesure, on assiste à un dépouillement total, pour ne plus laisser place qu’à l’émotion et au son. L’univers non verbal dans lequel le film se trouve plongé m’a paru beaucoup plus fort que l’aurait fait n’importe quel dialogue. Avez-vous fait ce choix pendant que vous y travailliez ?
Je savais que ça allait basculer. Le film est conçu en trois parties : la première est très simple, pour autant que ce film peut l’être, et consiste à l’installation du récit ; le deuxième tiers concerne la relation personnelle entre Kris et Jeff, qui n’évoluera pas comme il faut, et deviendra beaucoup plus subjective ; puis on en arrive à la troisième partie où tout bascule et où on se retrouve dans un univers de sensations dans lequel on se laisse aller. Je savais donc que les dialogues seraient limités, pour en arriver au point où plus une parole ne serait prononcée, excepté les vers de Walden qu’ils se liraient mutuellement. Vers la fin du script, il y avait quelques mots échangés mais j’ai tout supprimé. Cela aurait ajouté un peu de chair, mais je pense que ce qu’on gagne à ne pas les avoir l’emporte de beaucoup. Nous allons nous fondre dans l’atmosphère, la musique, le générique.
Ce n’est pas sans rapport avec la réaction que l’on a en tant que spectateur. Au début, on essaie de suivre le fil de l’histoire, puis c’est comme si on ne réfléchissait même plus et qu’on était entièrement immergé dedans. Voilà qui est intéressant, s’immerger totalement dans quelque chose, ne plus chercher à tout comprendre et se laisser aller simplement à ce qu’on éprouve. Cette puissance, comment l’avez-vous fait passer du script à l’écran ?
Les choses ont changé à l’approche de la production et une fois qu’on y était. J’avais écrit plusieurs passages de musique tout en rédigeant le scénario et j’en ai jeté la moitié à mesure que je me rendais compte de ce qu’on ressentirait en voyant les séquences. Certaines choses auraient trouvé une explication grâce à des éléments significatifs du récit, mais tout cela a été éliminé pour finalement jouer avec le son et en faire quelque chose de plus subjectif. Il fallait donc que la musique renforce cet aspect. Je tenais à ce que l’intrigue soit solide, pour que même en supprimant ces éléments narratifs, on puisse raconter l’histoire, mais autrement, plus comme une légende ou une fable. Une fois la structure bien en place, nous étions libres de l’explorer lyriquement, de jouer avec les tonalités.
C’est donc très expérimental. Je pourrais faire à quelqu’un un récit détaillé de l’intrigue mais ça n’aurait aucun sens s’il ne l’a pas vu et ressenti personnellement.
Je suis très heureux que vous disiez ça. Je ne pense pas que ce soit un film qu’il faut avoir vu plus d’une fois pour le comprendre, mais j’espère que certaines personnes auront envie de le revoir, de même qu’on se repasse un disque. On me demande tout le temps comment c’est censé marcher, et je me contente d’espérer.
Les compositeurs de musique de film disent que la puissance maximale n’est atteinte que lorsqu’ils commencent à composer en s’appuyant sur le point de vue des personnages, qui leur servent alors de canal émotionnel pour trouver le son d’une scène.
Exactement. A la fin, la musique est particulièrement bien choisie, parce qu’elle nous dit que Kris a trouvé quelque chose de bien, un réconfort, une issue positive. Au départ, les dialogues me semblaient affreux et mélancoliques. J’avais probablement en tête une version où la musique aurait cadré avec ça, aurait fait comprendre que ce n’est pas ce que ça a l’air d’être, que c’est déplaisant, faux en un sens. Quand on a démarré la production et qu’on a vu clairement quel effet ça produirait, on a choisi de garder ce passage de l’histoire, mais pour ce qui est de la façon de filmer, de la musique et de l’interprétation d’Amy, on a adopté un point de vue positif. Son point de vue, comme si elle se révélait à elle-même.
Le son fait tout – quand le type échantillonne du son et des sentiments, mais aussi quand Walden devient le matériau brut dont on se sert pour créer l’imagerie. En réalité, ça ne s’est même pas passé ainsi. Ça été l’inverse : au moment où on s’est occupé de la lumière et du son, des bêtes, du sol, des vers et des choses tactiles et qu’on s’est aperçus qu’il y avait tous ces éléments dans Walden, on a eu envie d’y faire écho. Le son est donc important. Mais c’est aussi important, d’un point de vue photographique, de pouvoir être à même de bien maîtriser l’objectif. Par exemple, quand je place un éclairage derrière Amy et que je me déplace, je laisse entrer la lumière dans l’objectif avec une très grande ouverture. J’ai besoin de ça, parce qu’il n’y a que ça, à l’écran, qui nous dira qu’il y a quelque chose ici, qu’il y a une présence dont on ne peut pas encore parler.
Cette sorte de psychose mutuelle entre des êtres est un thème que j’aime beaucoup explorer et même si c’est peut-être une chose naturelle qui se produit quand deux individus tombent amoureux, ça prend du temps. Mais pour Kris et Jeff, cette connexion a été instantanée et s’est faite malgré eux. La façon dont ils se parlent au début, il est sec, catégorique, et ce n’est jamais très romantique. C’est juste comme s’ils avaient toujours été comme ça et qu’ils s’en accommodent. Ce n’est pas une lente progression.
D’un point de vue narratif, on voit deux personnes qui se trouvent liées à cause de leurs cochons. Ce lien les fait se comporter d’une façon qu’ils ne comprennent pas. C’est presque comme si on les avait plongées dans cette situation, la tête la première, et qu’il ne pouvait pas en être autrement. Mais apparemment, ça ne fonctionne pas. Voilà comment que je m’étais imaginé cette histoire, comme dans une comédie romantique avec Hugh Grant et Sandra Bullock, par exemple : le hasard les réunit, ils flirtent et tout se passe bien. Alors que dans mon film, c’est comme si tout devait aller de travers. Il n’y a rien de naturel là-dedans, on tire les ficelles ailleurs. Jouer avec ça est donc amusant. C’est aussi une façon d’explorer le sujet. Mais d’autre part, je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de plus romantique que deux êtres totalement brisés qui voient apparaître une possibilité de bonheur.
Et cet amour est la seule chose à quoi ils peuvent se raccrocher.
Oui, c’est enivrant. Comme L’Arnaqueur, un de mes films préférés. J’ai mis un certain temps à comprendre que ce n’était pas vraiment le billard qui m’intéressait. J’ai de l’affection pour ces deux épaves alcooliques qui se terrent.
Combien de temps avez-vous mis pour écrire ça ?
Pas très longtemps. En une année, j’avais accumulé beaucoup d’éléments de l’histoire et il y a eu un moment où j’ai senti que ça y était. Je me suis rendu compte des implications affectives qu’allait entraîner l’exploration de ce sujet et j’ai commencé à m’y immerger. Après ça, il m’a fallu deux ou trois mois pour annoncer le début du tournage.
Dans la scène centrée sur les souvenirs et les étourneaux, les personnages apparaissent sous un jour différent. Ils sont plus libres, plus détendus, et semblent avoir moins peur.
Je sais, c’est étrange. Ce genre de film vous laisse une certaine liberté. Par exemple dans la partie du milieu, quand on a déjà vu l’histoire avec les vers et qu’on va en voir les conséquences, on adopte un point de vue subjectif et tout change. La manière dont c’est filmé, caméra portée, l’interprétation, c’est formidable de pouvoir faire ça. Quand l’histoire suit les récits subjectifs des personnages, on peut faire ce qu’on veut, quelle que soit leur propre vision de la situation.
Vous n’avez pas toujours été cinéaste. C’est quelque chose que vous avez appris tout seul. Mais vous avez également appris tout seul à être acteur, monteur, compositeur et maintenant distributeur. Le but est-il de vous assurer le contrôle artistique intégral, afin qu’il y ait une cohésion ?
J’aimerais pouvoir dire ça autrement, mais oui. J’espère qu’il se passera quelque chose, puisque tous les facteurs ont la même origine.
Si une personne écrit un film, qu’une autre le monte, qu’un réalisateur y met sa vision et que quelqu’un d’autre compose une musique à partir de ce qu’il ressent, ça en fait un objet. Mais quand tout émane de la même source, ça lui donne de la puissance.
C’est mon espoir. Même si ce n’est pas techniquement aussi bon qu’une œuvre issue de plus grandes collaborations, ça peut apporter beaucoup d’intensité. En tant que spectateur, je m’attache aux éléments singuliers, sachant que si je m’efforce de comprendre pourquoi telle chose arrive, pourquoi tel personnage fait ceci, pourquoi cela fonctionne ainsi, je m’apercevrai qu’il y a forcément une explication, que ce n’est pas aléatoire ; tout aura été calculé, pas de doute possible. D’un point de vue créatif, j’aime bien me dire que rien n’arrive par hasard. Si une chose est là, il y a une raison. Si nous avons choisi comme affiche la photo de nous deux enlacés dans la baignoire, j’aime penser qu’il y a une raison. On aurait pu s’arranger pour que ce film ait l’air plus commercial. On a des révolvers, des porcs, des vers et du sang, un tas de trucs. Il y a des moyens de le vendre.
Quelle impression cela vous a-t-il fait de jouer dans un film que vous dirigiez. Aviez vous envisagé un jour d’y jouer?
Non. Ça s’est fait comme ça. J’aurais très bien pu trouver un acteur. Mais c’est un souci de moins. Quand on filme quelque chose à ce niveau, moins on a de détails logistiques à régler, mieux c’est. Par conséquent, me dire que j’aurai toujours l’acteur sous la main, ce n’est pas mal. Je n’ai pas une grande expérience du travail avec les acteurs et si je joue moi-même, j’obtiens davantage d’informations sur la façon dont les choses fonctionnent, ce qui aide à communiquer. Et je mentirais si je disais que je n’ai pas pris un grand plaisir en jouant dans ce film. C’était vraiment génial.
Beaucoup de temps s’est écoulé entre Primer et Upstream Color. Je sais que vous avez travaillé sur d’autres projets, mais pensez-vous qu’il y a eu quelque chose de changé en vous entre hier et aujourd’hui ? Parce que l’atmosphère de Primer et celle de Upstream Color sont tellement différentes. Le sens de l’architecture est toujours présent mais le côté affectif est tellement plus important.
Je pense qu’ils sont très éloignés l’un de l’autre. J’ai passé beaucoup de temps sur un projet important, A Topiary. Ça m’intéressait vraiment, je m’y étais beaucoup impliqué et ça m’a fait mal au cœur, pas parce qu’il n’a pas été accepté ou qu’on m’a dit non, mais simplement de m’être donné tant de mal pour rien. J’y avais consacré tellement de temps et le travail était si avancé pour ce qui était de la liste des plans, les tests d’effets et la musique que, d’une certaine façon, j’ai l’impression d’avoir fait ce film. C’est juste que je ne peux le montrer à personne, je n’ai aucun moyen de le montrer. Il aurait pu être une passerelle entre les deux films, il aurait pu apporter un sentiment plus organique parce qu’il était également très différent et plus émotionnel – pas autant que Upstream Color. Il aurait pu servir de transition.
Vous intéressez-vous à l’opinion du public ? A votre avis, comment les gens vont-ils réagir à ce film ?
Le public à qui il s’adresse finira par comprendre qu’il existe et il y entrera. Et je crois aussi que certaines personnes n’auront pas réellement conscience d’y être entrées. Je n’ai pas toujours aimé le genre de films que j’aime aujourd’hui. J’en suis venu à comprendre qu’ils visent un but différent, qu’il est question d’autre chose et ça me plaît beaucoup. Je sais donc que c’est du bon travail et je ne crois pas que ce soit incompréhensible et fou au point que ça laissera tout le monde indifférent. C’est dur, parce qu’après avoir écrit quelque chose, on peut le mettre dans un coin et personne ne le verra jamais, si bien qu’il aurait pu aussi bien n’avoir jamais existé. Ou au contraire, on peut en faire quelque chose que tout le monde aimera et gagner un milliard de dollars, puis dix après, on l’aura oublié. J’estime donc qu’il vaut vraiment la peine de se donner du mal pour faire quelque chose qui aura une chance de laisser une trace et de durer quelque temps.
Vous avez monté le film avec David Lowery, comment cela s’est-il passé ? Y a-t-il eu beaucoup d’interaction entre vous deux ?
J’avais dans l’idée que je procèderais au montage au fur et à mesure du tournage. Ça a marché pendant un certain temps mais je ne dormais jamais, et même en travaillant vingt quatre heures sur vingt quatre, je prenais de plus en plus de retard. J’ai donc assemblé quelques scènes, assez en tout cas pour qu’on se rende compte de la façon dont c’était censé se dérouler, et il m’a tout simplement sauvé la vie. Il est arrivé, a jeté un coup d’œil sur ce que j’avais et on a discuté de l’effet que les différentes parties du film étaient censées produire, ainsi que de leur déroulement. Après quoi, je lui ai montré les storyboards grossiers qui accompagnent le script. Il s’est mis au travail avec beaucoup d’assurance, sans du tout s’imposer et il m’a tout simplement soufflé. Très vite j’en suis venu à lui faire totalement confiance, à lui et à sa sensibilité. Il y avait en lui une telle sincérité et j’ai eu le sentiment de pouvoir être sincère moi aussi. Pour moi, une des choses les plus précieuses qui soient dans ma relation avec David c’est de savoir que moi je peux faire ceci et lui cela, on pouvait passer chacun beaucoup de temps, se montrer le résultat et se dire ce qu’on en pensait. C’est bien mais ça ne marchera pas, et l’autre dit : D’accord, super. Et lui sait que je le respecte et moi je pense qu’il me respecte. C’est inestimable.
Vous avez dit qu’avec ce film, vous aviez mis au point un langage et que vous vouliez aller encore plus loin dans votre recherche.
Oui. Il me semble que c’est un langage de l’émotion. Il s’agit simplement de construire une architecture et d’être capable de l’explorer lyriquement. Mais elle est parfaitement cimentée. C’est ce vers quoi tend mon prochain projet. Lorsque j’écris, il se passe quelque chose de curieux et je ne sais pas comment l’expliquer, mais il y a des images qui surgissent, ainsi que des fragments musicaux et les deux sont liés en quelque sorte. Parfois, je n’ai pas l’impression d’être en train d’écrire une histoire, mais juste qu’une histoire est là et j’enlève tout ce qui n’en fait pas partie. Mais je ne sais plus très bien où j’en suis, et je ne veux pas faire semblant d’être un de ces excentriques qui projette de la peinture sur le mur ; ce n’est pas exactement ça, mais ce n’est pas non plus quelque chose de très calculé, une fois qu’on en a fini avec l’architecture.
Avez-vous écrit la musique en même temps que le script ?
Oui. C’était génial. Je ne joue d’aucun instrument, mais il y a tant d’outils épatants à utiliser.
Et pour finir, pourquoi faites-vous ça ? Qu’est-ce que vous aimez dans le cinéma qui vous motive ?
J’aime le récit, la façon dont il existe et comment il faut s’en servir. On peut avoir écrit un paragraphe regorgeant de vérité, quelque chose d’universel, qui va loin, qui peut être réellement instructif, mais ça risque de ne pas être intéressant. On peut aussi imaginer un récit, raconter une histoire, et si on a bien travaillé, on n’a pas seulement retenu l’attention de quelqu’un assez longtemps pour l’emmener dans ce voyage, on a également découvert quelque chose dans la manière d’explorer une histoire. J’adore les récits et je trouve que le cinéma est le sommet du récit. Je ne sais pas ce qu’il en sera dans cent ans, mais pour le moment, être capable de communiquer de façon non verbale, tout en se livrant à une exploration, je ne vois pas ce qui pourrait être mieux. C’est ce que j’aime tant dans ce travail. C’est comme si on était branché directement sur le canal principal qui permet de ressentir les choses.
Extraits de l’interview de Shane Carruth par Hillary Weston pour le site internet Blackbook.